Parasitisme impérialiste et « démocratie » :
Pourquoi tant de « libéraux » et de progressistes sont des partisans éhontés de « leur » impérialisme

par Bob Avakian
2 mars 2022

Dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on a assisté à un spectacle peu remarquable mais tout à fait révélateur et dégoûtant de libéraux [dans le sens américain, en gros le courant dominant du Parti démocrate – ndlr] et progressistes américains qui condamnent sans sourciller l’agression russe d’une manière tout à fait conforme à la position et aux objectifs de la classe dirigeante impérialiste de ce pays (les « bons vieux États-Unis »), qui détient de loin le record des invasions et autres actes d’ingérence violente dans d’autres pays.

Bien sûr, cet acte d’agression impérialiste de la Russie mérite d’être condamné. Mais surtout pour les personnes résidant dans les Etats-Unis – qui, encore une fois, détient de loin le record de tels actes d’agression – c’est une question de principe de base et de profonde importance de ne pas faire écho aux positions et de ne pas servir les objectifs de « nos » impérialistes, et au contraire d’exprimer très clairement notre opposition aux objectifs et aux actions de ces impérialistes (américains), qui utilisent l’opposition à l’invasion russe de l’Ukraine, non pas comme un moyen de promouvoir la « paix » ou « le droit des nations à l’autodétermination », mais comme un moyen de promouvoir les intérêts impérialistes américains, en opposition aux impérialistes russes rivaux. Ainsi, conformément à ce principe crucial, toute opposition à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en particulier par les habitants de ce pays impérialiste, devrait être accompagnée d’une position claire et nette d’opposition au rôle des États-Unis dans le monde, y compris les guerres qu’ils mènent continuellement, et les autres façons dont ils s’ingèrent violemment dans d’autres pays.

Comme je l’ai souligné dans un article précédent, une position conforme à l’impérialisme américain est souvent rationalisée en prétendant que les invasions et autres actes similaires commis par ce pays sont différents, parce que « nous » sommes une « démocratie » tandis que les dirigeants de la Russie (ou de la Chine) sont des « autoritaires » antidémocratiques.[i] Peu importe le fait que plus d’un « allié » des États-Unis, comme la Turquie (membre de l’OTAN), ne sont certainement pas moins « antidémocratiques ». Et puis il y a l’Arabie Saoudite, dont les dirigeants appliquent l’oppression des femmes de l’âge des ténèbres, ainsi qu’une exploitation extrême des travailleurs immigrés, et une répression sauvage en général, et qui – avec le soutien, l’appui et les armements fournis par les États-Unis – sont responsables d’un carnage et de souffrances au Yémen qui sont bien pires que ce que la Russie a infligé à l’Ukraine, aussi terrible soit-elle.

L’impérialisme et son « butin » politique, mais aussi économique

Il y a près de quarante ans, dans le livre Democracy: Can’t We Do Better Than That? je citais ce qui suit :

La plate-forme de la démocratie dans les pays impérialistes (aussi vermoulue soit-elle) repose sur la terreur fasciste dans les nations opprimées : les véritables garants de la démocratie bourgeoise aux États-Unis ne sont pas les légistes et les juges de la Court suprêmes, mais le bourreau brésilien, le flic sud-africain et le pilote israélien ; les véritables défenseurs de la tradition démocratique ne figurent pas sur les portraits dans les couloirs des capitales occidentales, mais sont Marcos, Mobutu et les dizaines de généraux de la Turquie à Taïwan, de la Corée du Sud à l’Amérique du Sud, tous mis et maintenus au pouvoir et soutenus par la force militaire des États-Unis et de leurs partenaires impérialistes.[ii]

Certains des meurtriers de masse d’autres pays qui jouent aujourd’hui un rôle si crucial en servant les intérêts de l’impérialisme américain dans le monde entier et en rendant possible le maintien de la démocratie bourgeoise dans ce pays même (aussi vermoulue soit-elle), sont les mêmes qu’il y a 40 ans, et certains sont différents – mais la réalité essentielle reste que la « plate-forme de la démocratie » dans ce pays repose sur la terreur fasciste, ainsi que sur une exploitation impitoyable, dans les nations opprimées du tiers monde (Amérique latine, Afrique, Moyen-Orient et Asie).

Dans un certain nombre de mes écrits et d’autres documents sur le site revcom.us – y compris d’importants articles de Raymond Lotta – le « butin » économique du « parasitisme impérialiste » est examiné : la façon dont la surexploitation prédatrice de milliards de personnes, dont plus de 150 millions d’enfants, dans le monde entier, et en particulier dans le tiers monde, rend possible un certain « niveau de vie » et un processus de consommation pour les gens de ce pays, même si ce « butin » est partagé de façon extrêmement inégale.

Ce qui est également vrai – et dont il est également important de parler – c’est la dimension politique de cette situation : la manière dont ce pillage impérialiste fournit la base matérielle d’une certaine stabilité, du moins en « temps normal » dans « la patrie » impérialiste (les États-Unis en sont un exemple parfait). Cette stabilité relative, à son tour, permet à la classe dirigeante d’autoriser un certain degré de dissidence et de protestation politique – tant que cela reste dans les limites de, ou du moins ne menace pas de manière significative, la « loi et l’ordre » qui sert et fait respecter les intérêts fondamentaux de cette classe dirigeante.

En même temps, comme le démontrent clairement les soulèvements de masse qui remettent en question cet « ordre public » et/ou défient l’allégeance aux intérêts impérialistes de ce système – comme le déferlement massif contre la terreur policière en 2020, et les rébellions urbaines et l’opposition de masse à la guerre du Vietnam dans les années 1960 – les dirigeants de ce pays répondront fréquemment à une telle opposition par une répression sévère et des représailles meurtrières. Par exemple, la ville de Wilmington, dans l’État du Delaware d’où vient Biden, a été placée sous la loi martiale pendant des mois au cours de la révolte des années 1960 contre l’oppression des Noirs, et un certain nombre de membres du Black Panther Party, notamment Fred Hampton, ont été assassinés par la police, ainsi que de nombreux Noirs ayant pris part à des soulèvements urbains au cours de cette période, tandis que la résistance massive et militante à la guerre du Viêt Nam et les rébellions parmi les jeunes de la classe moyenne et les étudiants ont parfois fait l’objet d’une réponse violente, et parfois meurtrière, de la part de la police et des troupes de la Garde Nationale. 

Il ne faut jamais oublier, ou négliger, que la « loi et l’ordre » qui ont permis de faire respecter cette stabilité relative ont inclus le meurtre régulier de Noirs, ainsi que de Latinos, par la police – ce qui fait que le nombre de Noirs tués par la police depuis 1960 est supérieur aux milliers de Noirs lynchés pendant la période de ségrégation Jim Crow et de terreur du Ku Klux Klan, avant les années 1960. Il ne faut pas non plus oublier que les États-Unis ont le taux d’incarcération de masse le plus élevé de tous les pays du monde, les Noirs et les Latinos étant particulièrement soumis à cette incarcération de masse.

Pourtant, essentiellement en raison du parasitisme impérialiste, il y a eu une stabilité relative dans ce pays pendant la majeure partie de la période qui a suivi l’émergence des États-Unis comme le pays impérialiste le plus puissant et le plus prospère au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce qui a permis un certain niveau de tolérance à l’égard de la dissidence et de la protestation, du moins lorsque cette dissidence et cette protestation « respectent les règles » de l’ordre impérialiste.

En même temps, pour illustrer une fois de plus de façon graphique « l’autre côté de cette image » – une expression vraiment horrible de la réalité qui sous-tend cette stabilité relative aux États-Unis eux-mêmes – comme je l’ai déjà souligné, au cours de la période d’un peu plus de 75 ans depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en raison de la façon dont le monde est dominé par le système du capitalisme-impérialisme, au moins 350 millions d’enfants du tiers-monde sont morts inutilement de faim et de maladies évitablesun nombre plus important que la population entière de ce pays ![iii]

Ceci, de manière très concentrée, exprime la base parasitaire sur laquelle la stabilité relative de ce pays impérialiste a été possible. Entre autres choses, cela a facilité le « transfert pacifique du pouvoir » d’une section de la classe dirigeante à une autre – jusqu’à maintenant, lorsqu’une section de cette classe dirigeante, représentée par le Parti républicain, « ne croit plus en ce qui a été les ” normes cohérentes ” du régime capitaliste ” démocratique ” dans ce pays, ou ne se sent plus liée par elles ». Dans le récent ouvrage majeur où cette remarque est faite à propos du Parti républicain (« Quelque chose de terrible, ou quelque chose de vraiment émancipateur »), j’ai analysé pourquoi ces « normes cohérentes » ne tiennent plus comme par le passé, et comment cette situation ne peut être résolue que par des moyens radicaux d’une sorte ou d’une autre – « soit des moyens radicalement réactionnaires, meurtriers, oppressifs et destructeurs, soit des moyens révolutionnaires radicalement émancipateurs ».[iv]

Mais ce dont il faut parler ici, c’est de la façon dont, même si elle a été interrompue par des périodes de grands bouleversements – et même si elle est en train de se déchirer de façon importante maintenant – cette stabilité relative pendant la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, fondée sur le parasitisme impérialiste, a favorisé et encouragé l’illusion, en particulier parmi les sections les plus aisées de la population, que ce pays n’est pas gouverné sur la base de l’oppression et de la répression – une illusion à laquelle s’accrochent particulièrement, et souvent désespérément, les libéraux et les progressistes.

Le parasitisme impérialiste et ses effets sur (différentes sections de) la classe moyenne

Dans Breakthroughs, j’ai fait les observations suivantes concernant d’importantes idées de Karl Marx dans Le dix-huitième brumaire de Louis Napoléon Bonaparte :

Il ne faut pas s’imaginer, écrit Marx, que les intellectuels démocratiques

sont en effet tous des shop-keepers (boutiquiers) ou qu’il s’enthousiasement pour ces derniers. Ils peuvent, par leur culture et leur situation personnelle, être séparées d’eux par un abime. Ce qui en fait d’eux [les intellectuels démocratiques] des représentants de la petite-bourgeoisie, c’est que leur cerveau ne peut dépasser les limites que le petit-bourgeois ne dépasse lui-même dans sa vie, et que, par conséquence, ils sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions auxquels leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent pratiquement les petits-bourgeois.

Les intellectuels démocratiques petits bourgeois (personnes dans la société capitaliste dont la position sociale et le mode de vie sont basés sur le travail dans le domaine des idées, d’une sorte ou d’une autre) tendent principalement vers le côté « gauche » du spectre politique bourgeois (la position « libérale » ou « progressive »), tandis qu’une grande partie de la couche des « commerçants » (ou, en termes plus généraux, les propriétaires de petits moyens de production ou de distribution) penche souvent vers la droite, voire l’extrême droite, de ce spectre (bien qu’au moins certains petits entrepreneurs, ainsi que de nombreux acteurs de la « gig economy », semblent faire exception à cette règle). Mais ce qui est vrai à la fois pour les commerçants (au sens large) et pour les intellectuels démocrates, c’est que, spontanément, ils restent confinés dans les limites contraignantes des relations marchandes capitalistes et des conceptions correspondantes du droit bourgeois.[v]

Un article important de Raymond Lotta apporte un éclairage supplémentaire à ce sujet :

Une certaine configuration historique de la classe moyenne américaine s’est réduite. Cette classe moyenne s’est développée et, dans une certaine mesure, a prospéré économiquement dans la période 1945-75. Elle englobait et était centrée sur des sections de travailleurs mieux payés et syndiqués dans la grande industrie, des artisans, des propriétaires de petites entreprises, des cadres inférieurs, des travailleurs salariés du secteur public tels que les enseignants, et des personnes exerçant des professions ne nécessitant pas de diplôme universitaire ou supérieur…..

Cette classe moyenne a vu ses conditions se détériorer. Le relâchement de l’emprise du mythe cohérent du rêve américain a des effets contradictoires. Les attentes traditionnelles ont explosé. C’est aussi une partie du terrain sur lequel se nourrit le fascisme de Trump…..

Dans le même temps, les forces économiques qui opèrent dans ce sens contribuent également à la croissance d’une partie supérieure de la classe moyenne américaine. Concrètement, la mondialisation impérialiste, les changements technologiques et la financiarisation accrue – et par conséquent l’évolution de nombreuses entreprises américaines comme IBM et Dell, qui sont passées de la production aux services au cours des dernières décennies – ont stimulé l’expansion des emplois de service de la « chaîne d’approvisionnement nationale » à revenu élevé. Des emplois tels que les directeurs d’exploitation, les programmeurs informatiques, etc.[vi]

La « classe moyenne traditionnelle » représente, dans les grandes lignes, ce à quoi Marx fait référence avec la métaphore des « boutiquiers » – qui, comme je l’ai souligné, tendent vers la droite, voire l’extrême droite, du spectre politique bourgeois (avec, toutefois, de nombreux enseignants, et quelques autres, une exception à cela). Et ceux qui font partie de « l’extrémité supérieure de la classe moyenne américaine » – ou, plus précisément, ceux qui travaillent dans des « professions du savoir » – tendent généralement vers la « gauche » de ce spectre politique bourgeois, constituant dans une large mesure les libéraux et les progressistes de la classe moyenne dans ce pays. Mais ce qui est remarquable, c’est que c’est précisément la « gauche » de l’éventail politique bourgeois – c’est-à-dire la « gauche » de la politique comme définie et délimitée par le système capitaliste-impérialiste – à laquelle ces libéraux et progressistes s’inclinent spontanément. Il s’agit, encore une fois, d’une politique qui, en fin de compte, est fondée sur le parasitisme du système capitaliste-impérialiste de ce pays et de sa position dans le monde, et qui en dépend. Et cela explique en grande partie pourquoi tant de libéraux et de progressistes dans ce pays sont des partisans sans vergogne de « leur » impérialisme – et pourquoi, en particulier maintenant, tant d’entre eux s’alignent sur la position totalement hypocrite des représentants et des porte-parole de la classe dirigeante impérialiste américaine en dénonçant de manière moralisatrice les actions de l’impérialisme russe en envahissant l’Ukraine – des actions d’agression impérialiste que les impérialistes des États-Unis ont menées à une échelle bien supérieure à celle de n’importe quel autre pays.

Pour secouer ces libéraux et ces progressistes, ou du moins un nombre significatif d’entre eux, de leur position méprisable de soutien à « leur impérialisme », il faudra une lutte idéologique féroce et implacable, pour les forcer à se confronter à la réalité de ce que cet impérialisme représente réellement et de ce qu’il fait dans le monde. Et, plus que cela, il faudra mettre en avant un puissant mouvement révolutionnaire, visant rien de moins que le renversement de ce système et son remplacement par un système radicalement différent et émancipateur – un mouvement révolutionnaire basé, non seulement mais principalement, parmi les masses de personnes qui ont beaucoup moins d’intérêt dans les « fortunes » de ce système parasite, dont les conditions d’oppression brutale sous ce système capitaliste-impérialiste dépassent de loin tout « butin » qu’elles pourraient recevoir de son pillage mondial.

Avec tout cela, il est crucial de reconnaître, et d’agir sur la reconnaissance, que la situation dans ce pays, et dans le monde entier, qui est déjà très intense et s’intensifie continuellement, pose en effet la perspective de quelque chose de terrible – mais aussi de quelque chose de véritablement émancipateur : une révolution réelle, dans ce pays même, qui brisera l’emprise des puissants oppresseurs capitalistes-impérialistes sur des masses de gens, affaiblissant l’emprise mortelle de ce système bien au-delà des frontières de ce pays, envoyant des ondes de choc d’inspiration révolutionnaire positive à travers un monde qui est aujourd’hui encore dominé par le capitalisme-impérialisme, avec toutes les horreurs que cela implique.


Voir aussi :

– Chauvinisme américain éhonté :
L’ « anti-autoritarisme » comme « couverture » pour soutenir l’impérialisme américain
par Bob Avakian
Sur revcom.us (en anglais et espagnol) et aworldtowinns.co.uk (en français)

In Light of the Urgency Spoken to in “Something Terrible, Or Something Truly Emancipating”
A RENEWED CHALLENGE:
SEARCHING FOR AN HONEST LIBERAL OR PROGRESSIVE
by Bob Avakian

Sur revcom.us (en anglais et espagnol)

Imperialist Parasitism and Class-Social Recomposition in the U.S. From the 1970s to Today: An Exploration of Trends and Changes
par Raymond Lotta
Sur revcom.us (en anglais et espagnol)

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FOOTNOTES :

1. Chauvinisme américain éhonté : « l’anti-autoritarisme » comme « couverture » pour soutenir l’impérialisme américain. Sur revcom.us (en anglais et espagnol) et aworldtowinns.co.uk (en français)

2. Bob Avakian, Democracy: Can’t We Do Better Than That, Banner Press, 1986. Des informations sur la façon de commander ce livre en anglais sont disponibles sur le site de BA’s Collected Works à revcom.us. La citation est tirée de Lenny Wolff, The Science of Revolution.

3. Bob Avakian cite ce fait dans l’article In Light of the Urgency Spoken to in “Something Terrible, Or Something Truly Emancipating,” A Renewed Challenge : Searching For An Honest Liberal Or Progressive, qui est disponible en anglais et espagnol sur revcom.us.

4. Quelque chose de terrible, ou quelque chose de vraiment émancipateur : Une crise profonde, des divisions grandissantes, la possibilité qui se dessine d’une guerre civile – et la révolution qui s’impose d’urgence, une fondation nécessaire, une feuille de route fondamentale pour cette révolution. Cet ouvrage majeur de Bob Avakian est disponible sur revcom.us (en anglais et espagnol) et aworldtowinns.co.uk (en français)

5. Bob Avakian, Breakthroughs, The Historic Breakthrough by Marx, and the Further Breakthrough with the New Communism, A Basic Summary. Disponible en anglais et espagnol sur revcom.us.

6. Imperialist Parasitism and Class-Social Recomposition in the U.S. From the 1970s to Today: An Exploration of Trends and Changes. By Raymond Lotta. Disponible en anglais et espagnol sur revcom.us